Yannick Haenel :
en écoutant Rose planète
de Nicolas Comment

D’où vient cette sensation excitante ? Cette impression chaude et mouillée qui vous pique comme un alcool, vous enveloppe comme un baiser ? Quelle est donc cette étrange planète où le désir se suffit à lui-même ?

En écoutant toute la journée, le soir, la nuit, le deuxième album de Nicolas Comment, Rose planète ; en me laissant porter par son sortilège d’élégances, ses ritournelles d’envoûtement, son velours, sa brûlure, sa joie d’amoureux excentrique, je retrouve ce réflexe, cette vieille folie : repasser dix fois, vingt fois une chanson, être drogué de mélodies, vivre avec telle intonation, telle montée de piano, tout un monde qui vous hante.

Est-ce que j’aime Rose planète ? J’en suis captif. En marchant l’après-midi, je me récite cette oraison érotique qui accélère mes sens et s’intitule Tu t’appelles Sexie : « Ta peau est tiède comme en juillet / Mais dans ma bouche la salive bout / Comme une lessive. »

Chaque chanson compose un écrin limpide et vénéneux, où la voix de Nicolas Comment, posée sur un velours de nuances, est rejointe par une voix féminine lointaine et délicieuse.

Est-ce que c’est Vénus ? « Me voici toute mouillée », dit celle-ci en préambule.

Une main gantée, une cape, la couture d’un bas-nylon, la « gâchette d’un revolver qu’aucune phalange ne presse », des poupées mécaniques, des étoiles égrenées sur une moquette rongée, le coup de rein qui perce les rêveries, les mots « laper », « nébuleuse », le mot « cantharide » : voici donc dix chansons qui énoncent leur plaisir, qui le proposent comme un art, et d’un geste coupant partagent avec nous leur pudeur, leur excès.

« M’affranchir du réel, recouvrer la santé, poignarder sa jeunesse », dit La chambre de Sexie. J’aime ce programme, cette griffe. Baudelaire est là, discrètement, Gainsbourg aussi, peut-être ; ils accompagnent le voyage, comme les démons nous suivent, invariables. On ne lutte pas contre ses démons, ce serait une erreur fatale : on les fait nous servir.

Le désir qui traverse l’album accroche les absences et la mort ; la chambre devient une manière de vivre et d’aimer : une planète.
La planète-Comment est habitable avec beauté ; elle naît d’un accord obsédant fondé sur l’obsession et la fuite : le couple y converge, crânement, avec sa fougue et son abandon, son vocabulaire magnétique, ses voyages-ordalies, ses rites modernes, ses fêtes. Ainsi de la ville de Tanger dont la lumière irradie L’Ange du bizarre, offrant au disque une échappée triomphale hors de ses codes, ainsi qu’un refrain à tue-tête.

La créature nommée Sexie, « dans une robe en latex / sur des mules en pyrex », traverse cette odyssée en chambre comme une Melody Nelson d’aujourd’hui, et troue le soliloque de garçon, comme une explosion de gaz dans un palais des glaces.

Il y a un phrasé, une diction qui cherche sa justesse entre poésie et chanson. L’ombre et la gravité accompagnent un tel souci ; la fantaisie pop ou new-wave l’équilibre. Le piano dégage ici des territoires où l’érotisme se dit sans fanfaronnade, avec le dégagement enflammé, la discrétion crue des vrais poètes.

Oui, j’écoute ce disque tout le temps, il me plaît, comme un très bon livre qui vous dure, comme une femme qui vous manque.

Et voici son cœur vibrant, à mon sens le sommet de cet album : quand je l’écoute en marchant dans les rues de Paris, et qu’arrive cette chanson, je m’arrête et m’assieds sur un banc : c’est L’abc.

Merveilleux moment. Sur le mode du dialogue, une voix d’homme et une voix de femme déclinent les étapes d’un amour à travers des verbes qui commencent par A.

De « Je t’aborde » à « Je t’adore », en passant par « Je t’accable », « Je t’abuse », « Je t’admets » ou « Je t’accepte », la sobriété prend figure de vérité, et la trouvaille devient prouesse. Tandis qu’à chaque verbe, aidée par les violons, scandée par un roulement de tambour, l’émotion franchit un cap, on se dit que l’amour, en effet, n’a besoin que d’approfondir sa lettre : ceux qui s’aiment ne s’éloignent jamais de l’origine de leur amour — ils restent sur le A.

Rester sur le A, c’est de cela qu’il s’agit. La planète chantée est désirable : seule compte la capacité d’aimer.

Y.H.